Sortie de toxicomanie : « La constance du jardinier »

Ce texte est une interview du Dr Barsony par le réseau PRA31. Ce mode « interview » permet à ce praticien expérimenté de répondre aux questions fréquemment posées sur ce sujet d’actualité et non sans un certain sens de l’humour.

Il y en a beaucoup qui s’en sortent ?

Il y en a 22 ! Sur une cohorte de 326 patients en traitement de substitution aux opiacés, suivis pendant 54 mois, 94 ont arrêté. Seuls 22, dont le sevrage a été fait de façon progressive, dans le cadre d’un suivi ancien et régulier, ont été recensés (Thèse de médecine de Marie Porcher 17 déc. 2011, d’après une étude des données de la CPAM de la Haute-Garonne).

Ils sont guéris ?

La rechute étant toujours possible et la durée moyenne de l’après-cure étant de 50 ans (le temps moyen qu’il reste à vivre), le diagnostic définitif de guérison ne pourra être fait que post mortem.

Et les autres ?

Les très nombreux toxicomanes stabilisés sous traitement de substitution ?
Ils prennent encore un médicament, donc ils sont pharmacodépendants, mais ne sont plus toxicomanes. Rappelons que les médicaments de substitution, pris convenablement, ne provoquent aucun effet psychotrope (au-delà de l’effet opiacé de substitution attendu). Alors pourquoi ne pas les considérer comme guéris ?

S’ils étaient vraiment guéris, ils auraient arrêté tout traitement ?
Pas si sûr… peut-être que c’est justement parce qu’ils se sentent guéris qu’ils n’éprouvent pas le besoin de changer quoi que ce soit. D’ailleurs, il suffit parfois de le leur dire pour qu’ils arrêtent leur traitement. Ils étaient guéris mais ne le savaient pas, ou bien ils préfèrent conserver par habitude ou par appréhension un traitement à dose réduite. Pas très important, la vie est ailleurs, nous savons tous ça. Ne soyons pas plus toxicomane que les toxicomanes !

Il y a quand même des irréductibles !
Effectivement, sur d’autres, le temps ne semble pas avoir de prise. Ils font n’importe quoi, cumulent toutes les galères, mettent tout le monde en échec, ils le paient cher mais ne veulent pas avancer d’un pouce.

C’est incompréhensible !
Sauf si l’on se rapporte à la définition étymologique de la guérison qui a deux versants. Dans celui qu’on emploie couramment, la guérison est apportée de l’extérieur par le médecin, l’autre désigne l’activité spontanée d’un individu pour se protéger (se guarir) se cacher (dans une guérite) ou s’enfuir (à la guarite !). Parmi ces modes de guérison, la maladie occupe une bonne place, surtout la maladie mentale et la toxicomanie une place de choix. C’est pour cela qu’il existe des jeunes gens (ou moins jeunes) inexpugnablement retranchés dans la toxicomanie : c’est leur mode de guérison. Ils vont sur les lieux de deal comme on va à l’hôpital de jour, au bureau, au marché ou au club du 3ème âge. Souvent, ils cumulent de tels handicaps qu’on ne peut pas leur proposer grand chose et qu’il est toujours risqué de perturber leur équilibre précaire. Ils s’amélioreront spontanément vers l’âge de la retraite, libérés de l’injonction de « faire quelque-chose de leur vie ».

Quelles sont les répercussions sur la famille ?

Quand l’alcoolisme ou la drogue sont présents dans une famille, personne ne peut faire comme si de rien n’était. Personne ne peut se comporter normalement. Normalement n’existe plus. Nous sommes au théâtre, l’alcool, la drogue ont écrit le scénario. Pour l’entourage, le nombre de rôles possibles est limité : persécuteur, persécuté, gendarme, complice, protecteur, associé. Dans la famille de l’alcoolique, l’alcool a tout inondé, tout le monde est alcoolisé. Dans la famille du toxicomane, tout le monde est intoxiqué. Dans ce scénario le médecin n’est pas oublié. Quelques rôles lui sont réservés : sauveur, arbitre, épouvantail, entrepreneur moral, redresseur de tort. Mais, il a affaire à plus fort que lui, pris dans les enjeux familiaux, il deviendra souvent, une marionnette cynique ou un otage accablé. Il subit plus qu’il n’agit : les addictions sont des maladies contagieuses.

Alors, le médecin n’y peut rien ?

Si le médecin peut guérir un malade, qu’il le guérisse ! S’il n’a pas ce pouvoir, il doit renoncer. Il n’a pas le droit de promettre ce qu’il ne pourra tenir. Pour le médecin, c’est la fin du monde, pour le malade, c’est le début. Il va découvrir qu’il a le pouvoir de guérir. Pouvoir dont il ne veut pas pour l’instant. Ce serait plus commode que le médecin s’en charge mais, justement, soigner c’est tenter de « rendre aux patients un pouvoir qu’ils veulent qu’on leur prenne ». C’est tracer au cordeau la frontière entre ce qui revient aux patients et ce qui revient au médecin, séparer inlassablement le tien du mien, éviter l’abus autant que le rejet. Cette position professionnelle serait facile à tenir si les addictions n’étaient pas à l’image des trous noirs atmosphériques, d’une telle densité qu’elles peuvent absorber tout ce qui s’en approche. Leur champ de gravitation émotionnel est assez puissant pour avaler n’importe quel thérapeute armé de sa seule bonne volonté. Pourtant, tenir une position professionnelle est la condition de l’efficacité. C’est aussi une question d’éthique et si ce n’est la garantie de sauver tous les toxicomanes, au moins pourra-t-elle sauver… le médecin. Les addictions ne datent pourtant pas d’hier. L’opium, le khat, l’alcool ont provoqué des guerres, ruiné des empires, détruit des populations sans que la médecine ne s’en émeuve plus que cela. La situation est bien moins dramatique aujourd’hui. Alors pourquoi cette mobilisation de la médecine ? Les « addictions », autrefois nommées « passions » relevaient d’un traitement social : politique, philosophique ou religieux. Mais la médecine a fait de tels progrès que plus personne n’est en bonne santé. La découverte d’une « biologie des passions », pour ne parler que de l’ouvrage le plus connu et de la dopamine a versé les « passions » dans l’escarcelle de la science. Passion du jeu, du sexe, du travail, des drogues. Ce n’est pas une épidémie d’addiction, c’est une épidémie de médecine. Comme dirait quelqu’un, la médecine, c’est la rencontre entre une personnalité, une profession et un moment socio-culturel !

Vous êtes partisan du sevrage ou de la maintenance ?

Une guerre picrocholine a longtemps opposé les gros-boutistes, tenants du sevrage qui ne le concevaient que définitif, aux petits-boutistes (qui l’ont finalement emporté) partisans de la maintenance qui ne l’envisagent qu’à vie. Opinions aussi tranchées que régulièrement démenties par l’expérience. Il faudrait s’en tenir à une position plus professionnelle, en l’occurrence celle du jardinier. Le jardinier prépare la terre, arrose, soigne ses plantes, les surveille, les protège, les traite parfois, place éventuellement un tuteur et s’en tient là. Il est patient et sûr de lui, il sait que ses plantes finiront par pousser, s’il fait ce qu’il faut, seulement ce qu’il faut. Si les médecins avaient la même expérience de la nature, ils sauraient que les toxicomanes aussi finissent par pousser. Un gland, c’est le début d’un chêne, toutes les raisons d’être optimiste… je suis partisan du jardinage.

Vous êtes optimiste ?

Oui ! Pour une bonne raison : ils s’en sortent tous, ce n’est qu’une question de temps. Il n’y a pas plus de vieux toxicomanes que de vieux trapézistes. C’est un métier de jeune, trop dur pour un vieux. Si certains restent parfois dans le cirque, cette grande famille, c’est pour faire les clowns, pas de la haute voltige. Je vais vous raconter une histoire : Lucien est un vieux, très vieux clown de 93 ans. Il vient tous les mois chercher sa méthadone chez son jardinier. Celui-ci, par égard pour les vieilles jambes de son patient, a pris des libertés avec la législation en lui prescrivant le traitement pour le mois au lieu des 14 jours autorisés. Lucien est un brave type. Veuf, il a élevé seul deux turbulents, mais néanmoins affectueux, garnements qui lui en ont fait voir de toutes les couleurs. Il y a 13 ans, pour les 80 ans de leur père, les deux frangins alors quinquagénaires firent une petite fête au cours de laquelle Lucien, avec le champagne, siffla la méthadone de ses rejetons et, n’eut été leur expérience et la rapidité des secours, le vieux aurait passé l’arme à gauche. Les fistons eurent très peur et dés lors ne touchèrent plus aucun produit et prirent grand soin de leur vieux père. C’est une belle histoire et un acte héroïque de transmission mais une question angoisse le médecin : « Lucien va-t-il s’en sortir ? ».

 

Type de document :
Informations
Date de parution
2012
Source document
Le Flyer N°47, mai 2012
Auteur(s)
Docteur Jacques Barsony, médecin généraliste. Président Association Passages – PRA 31. Auteur de « Lettre ouverte aux drogués et aux autres s’il en reste » – Ed JBZ